Jean-Claude CORBEIL, L’aménagement linguistique du Québec, coll. « Langue et société », n° 3. Montréal, Guérin éditeur limitée, 1980, 154 p. (Désormais ALQ).
Jean-Claude Boulanger
Dans son introduction, Jean-Claude Corbeil présente les visées de l’ALQ. En ce qui regarde la langue française moderne, c’est l’un des premiers livres à fouiller les rapports entre les questions de législation linguistique et la science linguistique. À cet égard, le Québec s’est posé comme un terrain privilégié d’observation et d’analyse. Les réflexions de l’auteur s’articulent, comme on le verra ci-après, autour du concept d’« aménagement linguistique », qui suppose des interventions de type linguistique (axées autour de deux pôles primordiaux : la sociolinguistique et la socioterminologie) tout autant que des interventions politiques diverses (par des règlementations portant sur la langue). En guise d’ouverture, J.-C. C. explique le choix du terme aménagement linguistique, qu’il préfère à planification linguistique. Deux raisons à ce choix : d’une part, planification est calqué sur l’anglais language planning, d’autre part, son caractère est nettement perçu par certaines personnes comme pouvant véhiculer une connotation péjorative, ainsi l’idée d’une « intervention dirigiste, de type bureaucratique » (p. 9). Aménagement possède l’avantage de pouvoir s’inscrire dans un paradigme lexical très productif en ce moment dans divers autres domaines spécialisés du savoir.
L’ALQ résulte en majeure partie de travaux entrepris par J.-C. C. depuis le début des années 70, jusqu’à l’entrée en vigueur de la Charte de la langue française. Le livre arrive comme une tentative pour systématiser ces recherches et faire le point avant de développer plus avant le concept d’« aménagement linguistique » dont le modèle théorique d’application à l’ensemble de la francophonie ou à toute autre communauté linguistique sur la route du changement est envisageable.
Le premier chapitre de l’ALQ analyse la genèse de la situation linguistique au Québec à partir de 1760, date de la Conquête anglaise et début de la contamination de la langue française du Québec par l’anglais. L’auteur examine cinq ensembles comportant chacun un certain nombre de facteurs qui ont contribué à constituer une situation linguistique mettant face à face une langue devenue dominée (le français) et une langue devenue dominante (l’anglais). Ces ensembles sont : 1. Les transformations socioéconomiques de la société à la suite de la Conquête de 1760 : l’économie et le commerce s’anglicisent rapidement; situation aggravée par l’installation des sociétés de type monopolistique anglo-saxonnes d’abord, américaines ensuite; les institutions politiques, juridiques et administratives québécoises basculent du côté de la langue dominante; la rupture des relations avec la France achève l’isolement linguistique avec comme conséquence que les francophones diminueront en proportion. 2. L’histoire des idéologies : par ordre chronologique, s’instaureront une idéologie de conservation (1840-1945), une idéologie de rattrapage (1943-1960), un intermède au moment de la Révolution tranquille (1960-1962) et une idéologie de dépassement ou de non-retour (à partir de 1962). 3. L’histoire de la scolarisation. 4. La constitution de la classe ouvrière. 5. L’insertion du Québec dans le continent nord-américain. De ces observations, l’auteur tire trois conséquences linguistiques majeures qui s’échelonnent d’hier à aujourd’hui : l’évolution linguistique du Québec et celle de la France prennent carrément des voies différentes; l’« anglophonisation » aura pour corollaire l’anglicisation massive de secteurs complets de l’activité; des vocabulaires techniques, semi-techniques et scientifiques sont constitués en anglais parce que le français, qui recule de plus en plus, n’est jamais pris en compte dans ces domaines. La présence de l’anglais pétrifie et stérilise la langue française en territoire québécois. De sorte que si aucune action d’envergure n’est entreprise à court terme par les francophones pour le contrer, ce phénomène risque de se reproduire, mais cette fois à l’échelle de toute la langue française.
Le deuxième chapitre de l’ALQ détaille les causes de l’émergence d’un projet d’aménagement linguistique du Québec. À la fin de la période de la Grande noirceur, les partis politiques, poussés par l’opinion publique, introduisent des aspects politico-linguistiques dans leurs programmes. Ce phénomène aboutit à des législations linguistiques d’abord timides, puis de plus en plus coriaces, jusqu’à la volonté d’instaurer une politique linguistique unique pour les Québécois. Quatre sources ont permis de mettre en route les processus de politisation de la langue, politisation souhaitée depuis longtemps par les intellectuels : un éveil, caractérisé par des mouvements sociaux et une opinion publique opiniâtre; deux analyses du phénomène en gestation (la Commission Laurendeau-Dunton, commanditée par le gouvernement fédéral, et la Commission Gendron, sous les auspices du gouvernement provincial); une réaction : la législation en matière linguistique qui aboutira à la création, dans une première phase, d’un Office de la langue française.
La première source de politisation de la langue, qualifiée d’éveil, explore la nécessité de considérer le français comme l’un des problèmes nationaux, élément et symbole de tous les autres comportements. Les mouvements nationaux (et nationalistes) et les intellectuels sonnent cet éveil. La prise de conscience aiguë débouchera sur une revendication collective irréversible du « visage français » du Québec, tant dans la qualité que dans la quantité de français. La décennie 1960-1970 marque la période de discussions intenses sur les concepts de « bilinguisme » et d’« unilinguisme » avec une nette prise de position en faveur de ce dernier, du moins chez les nationalistes véritables. De cette situation sortira une définition imagée du bilinguisme, celui-ci n’étant que le croisement de deux langues à un moment donné, l’une qui sort, l’autre qui entre. C’est ce bilinguisme qui fut appelé par la suite bilinguisme collectif ou institutionnalisé.
La deuxième source est la Commission Laurendeau-Dunton constituée en juillet 1963 pour « régler le problème de l’usage de la langue française dans la perspective de l’unité canadienne et comme facteur de l’avenir de la Confédération » (p. 41). Le bilinguisme et le biculturalisme (néologisme parasynthétique créé à ce moment-là) se dresseront comme les principaux chevaux de bataille qui demeureront sur le front pendant presque une décennie. Du point de vue linguistique, la Commission démontre à l’envi que l’anglais constitue une langue dominante en Amérique du Nord, sans que le Québec, historiquement francophone dans toutes ses racines et ses strates sociales, échappe à cette emprise (sauf dans quelques secteurs et services traditionnellement francophones, comme la fonction publique). En raison de ce statut de l’anglais, le bilinguisme apparaît comme un choix pour les anglophones et une contrainte imposée aux francophones. La conséquence la plus marquante des travaux de la Commission est le vote de la « Loi sur les langues officielles du Canada » (1969) par le parlement d’Ottawa. La loi ne donnait de pouvoir à personne, ni à un organisme central quelconque; son application est restée sans effet et n’a entraîné aucune amélioration du statut linguistique du français au Canada. Elle n’a fait qu’aggraver la situation et accroître l’impatience des gens. Un corollaire positif cependant : la Commission a rendu plus qu’évidente la nécessité de modifier les règles du jeu par la fixation légale des conditions d’emploi de l’une et de l’autre langue.
La troisième source est la Commission Gendron constituée en décembre 1968. Elle avait le mandat de « faire enquête et rapport sur la situation du français comme langue d’usage au Québec, et (de) recommander les mesures propres à assurer : a) les droits linguistiques de la majorité aussi bien que la protection des droits de la minorité, b) le plein épanouissement de la langue française au Ouébec dans tous les secteurs d’activité, à la fois sur les plans éducatif, culturel, social et économique » (p. 49). Rapidement, elle constata la nette prédominance de la langue anglaise sur presque tout le marché du travail québécois. Elle affirma par ailleurs te droit du Québec de légiférer en matière linguistique et elle établit une distinction entre « francisation » et « francophonisation », couple conceptuel qui fait pendant au couple fédéral « bilinguisme » et « unilinguisme ».
La quatrième et dernière source est le renforcement de l’Office de la langue française au début des années 1970. Les pouvoirs publics fournissaient ainsi à cet organisme les moyens matériels et les ressources humaines pour entreprendre des travaux de francisation dans le domaine socio-économique, de sorte que le français devienne la seule langue de travail au Québec. En outre, l’Office devait œuvrer à la promotion globale du français sans cependant recevoir du Gouvernement, à ce moment-là, un mandat clair en ce qui concerne le français général (appellation plutôt incommode qui demanderait une (re)définition en adéquation avec les réalités d’aujourd’hui en matière linguistique). L’Office ne possède toujours pas ce mandat, pourtant primordial pour assurer la survie et la reconnaissance du français au Québec, de même que pour en asseoir définitivement la primauté dans toutes les activités des Québécois. En cette matière, il s’est contenté d’en surveiller incitativement l’amélioration sans intervention dirigiste. « L’Office s’est surtout préoccupé du statut du français avec la conviction profonde que l’amélioration de la qualité viendrait de l’amélioration du statut » (p. 65) L’auteur est convaincu que la description tant souhaitée de la langue générale au Québec est à venir en son temps. On comprendra sa prudence en ne voulant pas secouer trop vite des zones d’interventions où les manœuvres devront s’effectuer à partir de bases scientifiques rigoureuses permettant une mise en application efficace des résultats. La description du français du Québec découlera logiquement de la première démarche beaucoup plus urgente, qui était de franciser en priorité les secteurs techniques et scientifiques. Entre-temps, « le rôle de l’Office aura été de concrétiser les objectifs de la société québécoise en matière de langue » (p. 55) et de contribuer à instaurer dans l’ensemble de la population québécoise des attitudes en faveur d’une prise de position irréversible sur le statut de la langue française.
La mise sur pied d’une telle stratégie suppose que l’on puisse identifier les quelques concepts clés qui sont au centre du processus de l’aménagement. Ce sont : le bilinguisme, les fonctions de la langue au sein de l’organisation sociale, la distinction entre les communications institutionnalisées et individualisées ainsi que la norme linguistique. Les solutions élaborées pour répondre à chacune de ces questions sociolinguistiques feront l’objet des développements du chapitre trois de l’ALQ.
À la première question, J.C.C. fournit un éclairage de type comparatif, après avoir pris bien soin d’attirer l’attention sur le fait qu’il serait « plus juste de parler de multilinguisme » (p. 67) au Québec. Les distinctions consistent à opposer le bilinguisme de langue commune au bilinguisme de tangue spécialisée, à opposer le bilinguisme comme projet individuel au bilinguisme comme projet collectif, à définir bilinguisme institutionnel et bilinguisme fonctionnel. Les Québécois doivent en fin de compte tenter de concilier deux objectifs qui semblent de prime abord contradictoires, à savoir généraliser l’usage du français à tous les niveaux des milieux de travail et maintenir le contact avec la technologie, la science, et l’économie nord-américaines. Il s’agit donc essentiellement d’assurer au français une place prépondérante et à l’anglais une place utilitaire et restreinte. Le bilinguisme fonctionnel sera alors limité à un certain nombre de titulaires de postes stratégiques, les individus occupant ces postes assurant la communication d’une langue à une autre. Corbeil donne à cette situation clé le nom de passerelle linguistique. La passerelle linguistique permet en quelque sorte de délimiter à chacune de ses extrémités les zones d’utilisation exclusive de l’anglais et du français, instaurant ou encore conservant de cette manière une situation d’unilinguisme. La passerelle elle-même correspond aux points de contact entre les deux langues et circonscrit donc la zone de bilinguisme fonctionnel.
L’auteur répond à la question des fonctions de la langue au sein de l’organisation sociale en identifiant et en décrivant cinq de celles-ci. Ces fonctions servent à départager les communications institutionnalisées des communications personnelles. En outre, elles permettent de mieux saisir le phénomène de l’usage linguistique. Ce sont les suivantes : 1. La fonction d’intégration sociale, la plus importante puisqu’elle sous-tend la grande question de la norme; par cette fonction, l’individu accède à une existence sociale et culturelle, d’abord restreinte (limitée au cercle de famille) puis de plus en plus développée; 2 et 3. Les fonctions de communication et d’expression, complémentaires l’une de l’autre, la première recherchant l’intercompréhension (J.C.C. parle de fonction centripète) et la seconde recherchant l’originalité (fonction centrifuge); 4. La fonction esthétique, résultant d’un choix entre diverses manières codées de s’exprimer et de communiquer (utilisations littéraires, poétiques, publicitaires, scientifiques, etc.). C’est, somme toute, le langage normé par certains groupes sociaux (les grammairiens, les stylisticiens, les puristes, etc.); 5. La fonction ludique qui représente le droit de la langue de se renouveler autrement que dans des systèmes strictement réglementés; c’est une source de connaissance et une méthode de rajeunissement nécessaire, quelle que soit la langue en cause.
La communication individualisée est l’acte libre par lequel l’« individu entre en relation avec un autre au moyen du langage » (p. 78) à l’exclusion de toute contrainte, sauf s’il y a menace de nuisance (c’est-à-dire possibilité de déséquilibrer les règles du système d’une langue) ou de rupture le long de la chaîne locuteur-récepteur (c’est-à-dire possibilité d’un déséquilibre trop prononcé entre la compétence de l’un et de l’autre). La communication institutionnalisée est le fait pour une institution quelle qu’elle soit de communiquer avec le ou les individus; elle s’octroie le privilège de choisir de façon absolue ou relative la langue de communication, allant parfois jusqu’à en faire sa norme non transgressable. J.-C. C. ramène à quatre grands groupes les communications institutionnalisées : l’enseignement, l’administration publique, les institutions économiques et les médias. L’auteur de l’ALQ répond enfin à l’objection que même la communication institutionnalisée est individualisée lorsqu’il statue sur la non-responsabilité de l’individu, la responsabilité incombant avant tout à l’institution, et sur sa dépersonnalisation au profit de l’institution qu’il représente. L’individu, comme il se doit, marque donc le point de jonction entre les deux modèles de communication.
La quatrième question est celle de la norme et de la normalisation. Chacun de ces concepts est extrêmement complexe à étudier, d’autant plus que leurs définitions respectives ne sont pas toujours claires et qu’elles n’emportent pas te consensus dans les divers milieux qui s’en préoccupent. Qu’on en prenne pour exemple les attitudes opposées des puristes et des laxistes, des tenants inconditionnels du français universel rivarolien et des partisans des français régionaux, ces derniers étant par ailleurs vus et analysés dans des perspectives synchroniques dont l’un des aspects essentiels est certainement la néologie. Le concept « norme * comporte deux facettes : l’une est objective et l’autre subjective ou prescriptive. L’aspect objectif de la norme relève de l’observation d’un système, c’est ce que l’on dénomme le normal. L’aspect subjectif de la norme relève de la mise au point d’un système, c’est ce que l’on dénomme le normatif. Les attitudes devant le concept « norme » ont déjà été mises en valeur par Alain Rey. L’observation du réel et la systématisation du modèle idéal s’opposent : l’individu est intégré dans une communauté dont il doit suivre les règles s’il veut survivre socialement et communiquer régulièrement avec ses semblables. « Appliqué à la langue, le terme norme désigne un modèle culturel de comportement linguistique » (p. 83) et qui plus est, l’ensemble des comportements langagiers des individus au sein d’un groupe donné » (p. 83). La norme sociale se pose donc comme le modèle de comportement reconnu et accepté au détriment de la norme individuelle qui ne peut être prise en charge par la société lorsqu’elle diverge trop de la norme commune. Il n’existe à proprement parler pas de norme concentrée sur l’individu seul.
La norme constitue donc une problématique qui implique que l’on examine d’une part les usages et d’autre part les descriptions variées de la langue. Les variations d’usages, c’est-à-dire les modèles réels observés se répartissent en quatre catégories qui sont; 1. Les variations de registres; 2. La stratification sociale, autrement dit la hiérarchisation de ce qu’il est convenu de nommer niveaux de langue; 3. La variation géographique, qu’il faut considérer dans sa perspective synchronique (même langue, même époque, territoires politiques différents); 4. La variation temporelle qui peut être examinée en microdiachronie (entre deux générations), en macrodiachronie (entre deux ou plusieurs grandes étapes de l’élaboration de la langue ou encore par rapport à des ruptures de contacts dont les causes sont extralinguistiques); l’abandon des liens langagiers entre deux États membres d’une même communauté linguistique mène à des évolutions lexicales, phonétiques et syntaxiques, parallèles mais non absolument identiques, plutôt dissymétriques même. Les variations de descriptions, c’est-à-dire les modèles construits se répartissent en fonction de trois facteurs qui sont : 1. L’appartenance à une école (« empiriste », simple observateur (comme le missionnaire ou l’administrateur de jadis), linguiste ou professionnel de la langue) ou la formation du chercheur selon une idéologie linguistique; 2. L’amplitude de la description (individu, groupe, collectivité); 3. L’objet envisagé dans la description (phonologie, lexique, néologie, chrorolexicologie...).
La norme entraîne dans son sillage tout le phénomène de la normalisation linguistique et terminologique. Démarche destinée à mettre des usagers d’accord lorsqu’il y a des divergences d’usages, puis à assurer le suivi des décisions par leur diffusion, la normalisation est un processus d’intervention au niveau idiolectal (graphie, lexique, phonétique), rarement au niveau de la collectivité (phonologie, syntaxe, morphologie). C’est une activité méthodique qui vise à l’élimination des différences (synonymies régionales et temporelles, par exemple) ou des concurrences (synonymies professionnelles et idéologiques). Son lieu d’action privilégié est celui de la terminologie de la technologie, des sciences exactes et des sciences humaines. Elle tire sa motivation première et parfois sa valeur de causes extralinguistiques. De multiples facettes de la normalisation demeurent encore inconnues. La raison en est, selon nous, que la normalisation met en cause des forces vives, comme les rapports entre les mots et les choses qui, jusqu’à tout récemment avaient fort peu été rapprochés puisque les spécialistes travaillaient chacun de leur côté. La connaissance du phénomène progressera d’autant que ces tours d’ivoire se transformeront en lieux accessibles pour les uns et les autres.
La description des concepts clés conduit J.-C. C. à analyser, dans son quatrième chapitre, la stratégie mise en place au Québec au moment de l’élaboration de la Charte de la langue française. Cette charte constitue ni plus ni moins qu’un aboutissement d’une succession de lois à caractère et contenu linguistiques qu’a connues le Québec en un peu moins d’une décennie. Trois partis politiques, devenus tour à tour le Gouvernement, ont successivement légiféré en matière de langue : l’Union nationale vote la Loi pour promouvoir la langue française (dite Loi 63) en 1969; le Parti libéral vole la Loi sur la tangue officielle (Loi 22) en 1974; enfin le Parti québécois vote la Charte (Loi 101) en 1977. Cette dernière se révèle être la plus coercitive des trois : par elle, le statut et la qualité de la langue française au Québec doivent être redressés de manière à faire du français la seule langue officielle sur le territoire.
La définition de la stratégie de la « qualité de la langue » est plus difficile à cerner, le concept étant lui-même peu défini. En outre, la définition de ce concept dans sa réalité régionale conduit inévitablement à le comparer au même concept observé dans sa réalité pure, ou généralement considérée comme telle, celle de France. Sans que cette comparaison remette sur le tapis les éternelles discussions sur la notion de langue française unique. Le terme comparer signifie plutôt ici une mise en parallèle de situations linguistiques afin d’en dégager des ressemblances et des différences (le terme écart doit être rejeté car il renvoie à une hiérarchisation normative que le Québec a amplement vécue et dont il a beaucoup souffert).
L’approche québécoise de ce concept se situe donc d’emblée à un niveau de reconnaissance d’une « manière québécoise d’utiliser le français » (p. 106). Quatre niveaux d’intervention peuvent être signalés : 1. La valeur juridique de la langue : qu’est-ce qui est français? Dans un État francophone, comme le Québec, politiquement éloigné de la norme française (au sens de France), il n’existe pas encore de grammaire, ni de dictionnaire qui seraient ces outils de référence sur lesquels s’appuyer en toute confiance pour reconnaître ce qui est le français commun. Le français du Québec, sauf quelques particularismes admis par quelques autorités universitaires ou gouvernementales, est continuellement mesuré par rapport à des ouvrages français. Il y a là comme une énorme faille qu’il faudrait rapidement colmater afin que le lien s’établisse entre une situation actuelle de plus en plus reconnue (l’existence d’un français général du Québec) et une situation historique (l’existence d’un français général commun à tous tes francophones d’origine ou de culture). Dans l’état présent des recherches en cours sur la langue française dans le monde, il semble aussi peu logique de définir la langue d’ici à l’aide d’outils linguistiques étrangers que de définir des droits et des pouvoirs d’un pays à l’aide d’un code juridique ou de lois étrangers; 2. Le pouvoir de normalisation apparaît comme le second moyen de parvenir à une langue de qualité. Un contrôle et une surveillance de tous les instants de ce pouvoir devraient en garantir l’exercice démocratique; 3. La responsabilité du ministère de l’Éducation se situe à tous les niveaux d’enseignement et se répartit entre la langue générale et les « langues terminologiques »; 4. Les médias portent aussi une immense responsabilité vis-à-vis de la collectivité. Leurs influences sont constantes allant même jusqu’à instaurer dans une population des conditionnements culturels et langagiers.
La stratégie linguistique de l’État québécois comporte la création d’organismes étatiques d’intervention linguistique; la fixation d’échéances dans le processus de modification des comportements linguistiques; l’établissement de programmes de francisation conduisant les entreprises à instaurer un usage prépondérant, permanent et de qualité du français, l’imposition d’amendes aux contrevenants.
Ce tour d’horizon amène l’auteur de l’ALQ, dans un cinquième et dernier chapitre, à extrapoler sa stratégie et à en dégager un modèle théorique applicable à l’ensemble de la francophonie. La procédure d’aménagement linguistique concerne les circonstances qui nécessitent une intervention, les principes qui doivent guider cette intervention et le mode d’intervention lui-même.
Les circonstances d’intervention sont : la diversité linguistique dans un même pays ou État, la concurrence intense entre langues ou entre variantes de la même langue à l’intérieur des institutions et la conscience de cette concurrence. Les principes de l’aménagement se ramènent à une double catégorie : ceux qui sont relatifs à « la manière dont une langue ou une variante d’une langue en arrive à s’imposer dans les pratiques linguistiques d’une collectivité nationale » (p. 115) : ils dépendent d’une théorie générale de l’usage linguistique; ceux qui sont relatifs à « la manière de procéder à l’établissement d’un plan d’organisation linguistique d’un État » (p. 115) : ils découlent de la nécessité d’arrêter des moyens d’action, comme ce fut le cas au Québec. Mis à part le cas québécois, dont le modèle est sans aucun doute le mieux structuré, les modes d’intervention alternent entre la « libre concurrence des communications institutionnalisées » (p. 120) et l’intervention partielle ou indirecte. Un tel laisser-faire entraîne inévitablement la stagnation dans l’évolution du processus. Il est fort peu probable qu’un aménage ment incitatif produise les profonds changements souhaités. Le « vouloir changer » n’a sûrement pas la force du « pouvoir changer ». Pour être explicite et global, l’aménagement linguistique doit reposer sur des pouvoirs coercitifs contrôlés : c’est le seul gage d’une intervention profonde conduisant aux changements envisagés.
Dans la suite de son chapitre cinq, J.-C. C. examine la situation et les défis de la francophonie, concept qui, quoique instable, n’en existe pas moins. Ces grands défis sont le multilinguisme et la diversité linguistique.
Les communautés linguistiques membres de la famille francophone vivent dans un état de multilinguisme Le français y est en contact plus ou moins permanent avec une ou plusieurs autres langues qu’il influence et dont il subit par le retour des choses quelques pénétrations langagières. À la limite, même la France vit sous l’emprise d’un multilinguisme : l’alsacien, l’occitan, le basque et le breton, notamment, entretiennent une effervescence, source de nombreuses tensions. Enfin, l’anglais, « soutenu par son statut de langue dominante mondiale » (p. 122), est présent presque partout. (Devenu une espèce de lingua franca moderne en usage sur presque toute la planète, cette place plus que prépondérante de l’anglais n’est pas particulière à la francophonie; la situation se répète dans l’arabophonie, dans l’hispanophonie d’Amérique, dans la lusophonie par exemple.)
Quant à la diversité linguistique du français lui-même, l’analyse de J.-C. C. se situe davantage au niveau théorique. Ce qui lui importe, c’est que chaque région en arrive à une « description rigoureuse et fiable du français régional » (p. 126). Pour parvenir à une telle description, il faudrait établir une méthodologie applicable à l’ensemble de la francophonie, du moins sur un plan théorique. Par ailleurs, suite à « l’éclatement du mythe d’une seule et même norme pour tous » (p. 128), se greffera à cette description la nécessité d’élaborer une théorie de la norme, ce concept ayant fait l’objet de trop peu d’attention jusqu’à ce jour. Enfin, la diversité linguistique entraîne dans son sillage un ensemble de préjugés dont l’écheveau se prête mal à un débrouillage. On peut cependant isoler trois des principaux préjugés qui perdurent : 1) le constat de l’existence de l’accent de l’autre aboutit à son rejet et à la « hiérarchisation esthétique des accents » (p. 127) entraînant des conséquences extralinguistiques diverses. 2) La situation de son propre français régional au sommet de la hiérarchie, qui comporte naturellement des jugements de valeur. 3) Le paravent des écarts par rapport à une norme centrale (laquelle?) menant à des culpabilités linguistiques à la fois diachroniques et synchroniques. Ne vaudrait-il pas mieux prendre davantage conscience des différences, concept plus acceptable aujourd’hui qui peut nous ramener à la nécessité d’un noyau lexical commun restant à définir?
Parmi les premiers défis de la francophonie, figure sans aucun doute un défi d’ordre métalinguistique; c’est la nécessité de définir clairement la série de concepts dont se nourrit toute la famille francophone. J.-C. C. effectue une analyse critique de la terminologie actuellement utilisée : sont examinés tour à tour les termes francophone, francophonie, français, français universel, français régional, français dialectal, créole, créolisation, emprunt, normalisation et normatif. Cette terminologie est appelée à constituer le noyau des recherches sur la francophonie du moins sous leurs aspects linguistiques. L’auteur de l’ALQ énonce par la suite une série de trois propositions d’objectifs linguistiques pour la francophonie : d’abord, il suggère une coexistence des langues, c’est-à-dire une espèce de multilinguisme fonctionnel; puis une coexistence des usages conduisant à une théorie de la variation linguistique. Enfin la valorisation du sentiment de la ressemblance linguistique entre les communautés formant la mosaïque francophone de manière à enterrer définitivement l’éternel sentiment de culpabilité linguistique, « c’est-à-dire la crainte paralysante et la mauvaise conscience des fautes » (p. 132).
Ce qui ressort de ce grand tour d’horizon sur l’avancement du projet de l’aménagement linguistique du Québec à l’heure actuelle ne peut se poser que sous la forme de constatations, parmi lesquelles, on peut souligner celles-ci :
- Les Québécois s’accordent pour reconnaître que le français est désormais devenu la langue officielle du Québec, « contre le bilinguisme institutionnalisé et généralisé » (p. 135).
- L’aménagement en cours s’insère dans la perspective plus vaste de la décolonisation culturelle, politique et économique. De fait, la décolonisation linguistique sert les autres décolonisations en voie d’achèvement. Ensemble, elles forment un « projet global de société, qui implique une nouvelle définition des droits et devoirs » (p. 136) de tous les Québécois.
- Le projet de société nouvelle a pris une dimension plus réalisable avec l’avènement au pouvoir du Parti québécois et l’adoption de la Charte de la langue française. Anglophones et allophones se définissent désormais par rapport à une nation québécoise dans son ensemble et non plus uniquement par rapport à l’enclave montréalaise.
- L’une des grandes leçons qui ressort de l’expérience québécoise, constituant par le fait même le principe premier et inattaquable de la théorie de l’aménagement linguistique, est celle qui veut que lorsqu’un État souhaite modifier une situation linguistique (soit par recours au changement total, soit par orientation de l’évolution), « il faut contrôler le comportement linguistique des institutions » (p. 116), car il est dangereux et peu efficace de faire supporter la responsabilité de ce changement par les individus eux-mêmes. « Leur responsabilité en la matière est trop limitée » (p. 116).
Deux appendices informent le lecteur quant à la chronologie des événements linguistiques majeurs au Québec entre 1957 et 1979 et quant à la chronologie des principales législations ou réglementations québécoises relatives à l’emploi de la langue française. Une bibliographie termine cet ouvrage indispensable pour comprendre la situation linguistique du Québec. Nul mieux que J.-C. C., qui fut au cœur des mouvements de transformation des comportements langagiers des Québécois pendant presqu’une décennie, ne pouvait entreprendre avec autant de profondeur l’analyse de ces changements. L’aménagement linguistique du Québec n’est pas un testament : c’est un pas vers la saisie globale de la situation linguistique du Québec et son insertion dans la communauté francophone. L’auteur, qui peut regarder son rejeton avec fierté, pose un grand nombre de questions sur la suite â donner â l’aménagement linguistique du Québec. En particulier, il nous semble que le projet déborde maintenant la stricte question de la terminologie pour déboucher sur la description et l’analyse généralisées du français au Québec. Cette œuvre est sur le point de commencer. Au bout du chemin se profile un Dictionnaire québécois de la langue française.
Référence bibliographique
BOULANGER, Jean-Claude (1982). « Jean-Claude Corbeil, L’aménagement linguistique du Québec, coll. « Langue et société », no 3, Montréal, Guérin éditeur limitée, 154 p. », Le Français moderne, vol. 50, no 2, avril, p. 175-184. [compte rendu]