CABRÉ (Maria Teresa), La Terminologia. La teoria, els mètodes, les aplicacions, Barcelona, Editorial Empúries, 1992, 527 p.
Jean-Claude Boulanger (Québec)
D’année en année, la terminologie s’enrichit d’ouvrages qui en explorent les fondements historiques et scientifiques, en révèlent les avancées théoriques et pratiques et établissent des passerelles avec la linguistique, cette science mère. Depuis le coup d’envoi d’Alain REY en 1979 avec La Terminologie : noms et notions, suivi par Rostislav KOCOUREK en 1982 avec La Langue française de la technique et de la science, plusieurs universitaires ont mis leur pensée sur ce sujet en livre afin d’offrir au public lecteur les résultats de leurs observations et de leurs réflexions. Quelques autres jalons de première main balisent l’histoire de la terminologie, le dernier en date fut la publication de A Practical Course in Terminology Processing par Juan Carlos SAGER en 1990. Arrive maintenant sur nos tables de travail La Terminologia. La teoria, els mètodes, les aplicacions, nouvelle œuvre d’envergure réalisée par une linguiste catalane, Maria Teresa CABRÉ, dont on connaît bien les écrits sur la lexicologie. Cette fois-ci, elle aborde le champ spécialisé de ce domaine du lexique, elle traite des savoirs thématiques, de leur place dans la linguistique, de leurs principes et de leurs méthodologies. Avant elle, personne ne s’était aventuré si loin dans toutes les ramifications de la terminologie au strict plan de ses dimensions perçues et explorées sous l’angle des sciences du langage et de la société.
La Terminologia est écrite en catalan, et cela est déjà remarquable. C’est à la fois un privilège et une limitation. Un privilège parce que, parmi les langues romanes, le catalan devient, avec le français, la seule langue pour laquelle on dispose d’un ouvrage de base sur la terminologie. Une limitation, car le catalan n’étant pas une langue de grande diffusion, le livre risque de ne pas avoir beaucoup d’impact hors de la Catalogne et des milieux catalanisants. Cela est dommage parce qu’avec le français, surtout le français québécois, le catalan est la seule langue romane sur laquelle on a mené un aménagement terminologique fondé sur l’amalgame du politique (les législations linguistiques, le statut des langues...) et de la linguistique (les dictionnaires terminologiques, les préoccupations pour les dictionnaires de langue générale, le corpus...). Dans les deux principaux États concernés —le Québec et la Catalogne—, on trouve de nombreuses ressemblances, comme des populations quasi identiques en nombre, la dépendance par rapport à une autre langue dominante, l’anglais et l’espagnol respectivement, l’universitarisation de la terminologie sous la forme de programmes d’études menant à des diplômes supérieurs, etc. Mais surtout, dans les deux territoires, un effort d’aménagement terminologique intense repose sur l’existence d’institutions bien établies qui se sont donné les moyens d’agir par l’entremise des législations linguistiques. Dans l’un et l’autre « pays », le progrès des langues est remarquable et les travaux qui sont à la source de la légitimation, de la revalorisation et de la modernisation de ces langues méritent d’être largement diffusés.
Vingt ans après les premières législations linguistiques contemporaines (celles du Québec, en 1974, et celle de la France, en 1975), quinze ans après les premiers efforts sérieux de recentrage du catalan en Espagne, paraît donc cet ouvrage de réflexion qui vient enrichir une bibliothèque déjà sérieusement documentée mais toujours à compléter.
Maria Teresa CABRÉ mène une analyse de la problématique de la terminologie d’abord ciblée en fonction de la langue et du territoire catalans. Mais ses analyses et ses réflexions transcendent rapidement l’espace catalan puisqu’elle explore les principes universels de la terminologie.
Le livre s’ouvre sur une belle préface de Jean-Claude CORBEIL, l’un des acteurs importants de l’aménagement linguistique et l’un des maîtres d’œuvre de la terminologie québécoise. Le préfacier cadre fort bien l’étude que se propose de réaliser MTC en rappelant les deux principaux sens qu’on donne aujourd’hui au mot terminologie, à savoir « l’ensemble des termes d’un domaine du savoir » et « l’étude scientifique et la description des vocabulaires de spécialité ». Il met aussi en perspective la terminologie et la lexicologie, la terminologie et la communication, ce qui justifie certaines des orientations qu’emprunte la discipline terminologique, par exemple l’interventionnisme à caractère normalisateur et standardisateur, le phénomène de l’implantation en milieu socioprofessionnel. Dès le départ, les liens sont tissés entre les grandes caractéristiques de la terminologie : c’est une des sciences du langage, c’est une discipline rattachée à des activités professionnelles, c’est une discipline qui possède son corps de doctrine théorique et pratique qui prend la forme de principes, de préceptes et de méthodologies de travail variées, etc. Comme l’avait déjà préconisé Eugen WÜSTER, J.-C. CORBEIL rappelle également les relations de la terminologie avec la documentation, les sciences cognitives et l’informatique.
Au-delà de cette toile de fond, il y a lieu d’examiner le contenu des sept chapitres d’inégale longueur qui bâtissent ce livre.
Dans le premier chapitre, l’auteur présente la situation et les aspects généraux de la terminologie (p. 15-57). Elle s’arrête sur les éléments historiques et sur les fondements à l’origine de la discipline. Ses descriptions prennent en considération les perspectives sociales et politiques, scientifiques et fonctionnelles, ainsi que les aspects organisationnels, tant au plan national qu’au plan international. Cet excellent et indispensable tour d’horizon cadre bien l’histoire de la terminologie, il en justifie l’émergence tout en l’actualisant. Si l’on démarre l’histoire moderne de la terminologie avec Eugen WÜSTER, il aura fallu patienter plus de cinquante ans pour asseoir le corps de doctrine de cette discipline du langage, discipline encore boudée par de nombreux linguistes qui, lorsqu’ils s’y intéressent, n’en perçoivent souvent que la facette appliquée, donc négligeable à leurs yeux.
Le caractère interdisciplinaire de la terminologie fait l’objet du deuxième chapitre qui comporte cinq parties (p. 59-112). Les sous-chapitres traitent successivement des rapports de la discipline avec la linguistique, la logique —les sciences cognitives—, la communication, la documentation et l’informatique. L’auteur fait le point sur la constellation disciplinaire qui donne sa coloration spécifique à la terminologie au sein des sciences du langage tout en précisant bien que la terminologie est fille de la linguistique et non une quelconque forme tronquée, banalisée et appliquée de la lexicologie, et encore moins une vassale de la traduction.
Le plus long chapitre (III) et le plus étoffé porte sur les fondements linguistiques de la terminologie (p. 113-241). MTC explore en long et en large le concept de « langue de spécialité » (LSP), l’unité terminologique et la documentation spécialisée. Elle situe d’abord les LSP dans la chaîne linguistique, de la phonologie (le phonème) au discours (le texte) avant d’en détailler les caractéristiques puis de comparer et de critiquer un certain nombre de définitions déjà proposées par d’autres chercheurs, comme R. KOCOUREK, L. HOFFMANN, G. RONDEAU, A. REY, B. QUEMADA, K. VARANTOLA, H. PICHT et J. DRASKAU, J. C. SAGER, D. DUNGWORTH et p. F. MCDONALD, R. de BEAUGRANDE. Puis, elle propose sa propre définition du concept de « LSP ». Le terme est pris ici dans le sens de « subconjunts del llenguatge general caracterizats pragmàticament per tres variables : la temàtica, els usuaris i les situacions de comunicació » (p. 128-129). L’énoncé de sept critères circonscrit et explicite très précisément le concept. La question est ensuite posée de savoir s’il faut employer langage de spécialité (llenguatge d’especialitat) ou langages de spécialité (llenguatges d’especialitat)? L’auteur tranche en faveur du pluriel llenguatges d’especialitat. — À noter qu’elle emploie aussi la variante llenguatges especialitzats : toutes les attestations de cette dernière forme apparaissent au pluriel.
Du point de vue fonctionnel, les diverses LSP comportent des caractéristiques communes fondées sur le fait qu’elles ont comme objectif prioritaire la transmission d’informations et que chaque terminologie spécifique sert à dénommer des notions d’une sphère thématique. L’ensemble des LSP est subdivisible en plusieurs champs dont les fonctions demeurent cependant communes, à savoir assurer et assumer la communication entre les spécialistes d’un savoir. Les LSP s’opposent aussi à la langue générale (LG). L’analyse différenciatrice de l’auteur repose cette fois sur trois aspects : les aspects linguistiques, les aspects pragmatiques et les aspects fonctionnels. Deux textes comparés, l’un provenant de la LG et l’autre d’une LSP, sont l’occasion de détailler chacun des trois types d’approches desquels il ressort que la finalité pragmatique façonne le caractère le plus distinctif. Il n’en demeure pas moins que, d’une part, les frontières entre LG et LSP et, d’autre part, les frontières entre LSP1, LSP2 et LSPn sont ténues, poreuses, perméables, que les superpositions et les chevauchements sont nombreux, que la continuité et l’empiétement sont choses normales. Comme l’avaient déjà fait remarquer J. C. SAGER, R. KOCOUREK et d’autres, il paraît impossible d’ériger une muraille totalement étanche entre les composantes (sous-langages) de la langue totale. « Intentar establir una frontera nítida entre les llengües d’especialitat i la comuna és una tasca impossible, com ho és també la de voler delimitar de manera rígida les fronteres entre les diverses especialitats o pretendre en tots els casos assignar un terme a una sol a temàtica » (p. 153). Le système de la langue fédère un tout et forme un continuum qui ne sont fragmentables que de manière temporaire, c’est-à-dire le temps d’un examen de l’un ou l’autre de ses constituants, et cela en fonction d’objectifs bien déterminés, l’étude du comportement de certaines unités lexicales, la formation des mots et des termes, la dictionnarisation des vocabulaires, par exemple.
L’unité centrale de la terminologie est bien entendu le terme sur lequel s’arrête ensuite l’auteur pour le scruter sous toutes ses coutures. On consultera avec profit les importants sous-chapitres sur la morphologie, sur la formation des mots, sur la typologie des termes et sur le concept, quatuor qui constitue les nerfs de la guerre en terminologie, aussi bien dans la pratique professionnelle que dans le contexte de la formation universitaire ou autre. Que l’on songe au volume de termes organisés en unités lexicales complexes en terminologie, jusqu’à 85 % de toute la nomenclature de certains domaines, et on saisira toute l’importance de s’attarder quelque peu sur le sujet.
Le quatrième chapitre permet le passage des aspects théoriques et linguistiques à la pratique (p. 243-333). Car la terminologie a aussi une finalité concrète, à savoir celle de produire des « dictionnaires de termes ». Depuis 1975, cette activité, cet art est désigné par le vocable terminographie. L’auteur divise ce chapitre en trois parties : les fondements de la praxis, les supports de travail et les méthodes ou les méthodologies. Elle donne l’heure juste sur ces éléments en rappelant quelques points de repère historiques, tels les rapports à l’ISO (Organisation internationale de normalisation), les fiches de travail comme support d’informations terminologiques et bibliographiques.
La démarche de recherche systématique est exposée dans le détail, exemples et modèles de fiches à l’appui. Toutes les phases de ce type de recherche sont bien condensées. Le contenu d’une fiche ainsi que les diverses rubriques sont inventoriés. Étape par étape, le lecteur peut suivre toute la chaîne de production d’un dictionnaire terminologique. Le chapitre s’achève par quelques considérations sur la recherche terminologique ponctuelle, celle qui ne porte que sur un seul terme ou sur quelques termes isolés et non sur un vaste ensemble structuré.
Le chapitre cinq traite de la terminotique, autrement dit des applications de l’informatique à la terminologie (p. 335-403). Quatre dimensions sont ici envisagées : le concept même de « terminotique », les apports de l’informatique à la terminologie, les industries de la langue, les banques de données et les banques de termes. Il est indéniable que l’introduction de l’informatique dans le domaine des LSP a considérablement influencé et métamorphosé les méthodes de recherche traditionnelles. Pour sa part, l’intelligence artificielle fournit des moyens nouveaux —les systèmes experts— qui permettent de réaliser certaines opérations à l’aide de la machine, ce qui modifie sensiblement le rôle tenu jusque-là par les terminologues humains. MTC pose également quelques balises au sujet des industries de la langue et elle dresse un panorama des structures des banques de données avant de s’arrêter plus spécifiquement sur les banques de termes, mais sans en privilégier une en particulier. Son étude demeure globale.
L’important chapitre 6 aborde le domaine central de la normalisation (p. 405-442). L’introduction du chapitre décrit le processus de la normalisation sous son faciès le plus général. Les aspects fondamentaux et les organismes qui se préoccupent de standardisation sont présentés. Il est question de l’ISO qui constitue historiquement l’organisme phare en ce domaine. Puis, l’accent est mis sur la normalisation terminologique. Deux volets caractérisent cette activité : la normalisation des termes et celle des principes et méthodes. C’est dans ce chapitre que l’auteur a inséré la question de la néologie dont elle examine les aspects linguistiques (la typologie, notamment), pragmatiques et sociolinguistiques (les conditions de création, de fonctionnement, de diffusion et de normalisation). Dans l’état actuel de la recherche sur la terminologie, il faut se demander si la néologie ne serait pas mieux à sa place dans le chapitre qui traite des aspects linguistiques. Placer la néologie sous la dépendance de la normalisation réduit quelque peu la position véritable qu’elle occupe dans le grand jeu des LSP.
Le dernier chapitre envisage le volet professionnel de la terminologie. Le rôle du terminologue dans un service linguistique y est décortiqué (p. 443-464). Les liens entre la terminologie comme discipline de la linguistique et le milieu de travail sont tracés. L’auteur plaide enfin la nécessité d’une solide formation en linguistique et en terminologie de sorte que le terminologue puisse mener une réflexion sur sa pratique et acquérir une autonomie de fonctionnement.
En fin de parcours sur le contenu du livre, il importe également de dire qu’un très bon appareil de notes éclaire et prolonge les démonstrations et les explications, mais sans jamais les noyer dans un flot d’autres références ou de détails encyclopédiques. Une importante bibliographie multilingue complète la recherche.
L’ouvrage est remarquablement écrit, sans obscurité ni ambiguïté terminologiques qui rebuteraient les étudiants et les néophytes qui s’aventurent dans l’étude des LSP. La facture même du livre, son format, la typographie, la mise en page aérée, l’abondance des intertitres, tout cela donne à La Terminologia une incommensurable valeur didactique. L’ouvrage comporte de nombreuses citations en d’autres langues, notamment le français et l’anglais, qui, malheureusement, sont souvent entachées d’erreurs typographiques ayant échappé aux correcteurs.
On saura gré à l’auteur d’avoir traité la terminologie comme une discipline indépendante, comme une composante à part entière des sciences du langage et d’avoir su se garder de l’assujettir à l’activité traductionnelle, comme on le fait trop souvent dans certains milieux incapables de se détacher des recettes au coup par coup. La terminologie est beaucoup plus qu’un simple satellite de la traduction. L’auteur démontre amplement que si l’on ne peut pas faire de traduction sans faire de terminologie, en revanche, on peut parfaitement effectuer des travaux d’ordre terminologique sans recourir à la traduction.
Le lecteur a ainsi entre les mains un livre invitant, qui se veut aussi un manuel qu’on aime consulter, lire et relire en raison de l’abondance des informations qu’il renferme, de leur valeur scientifique, de leur actualité et de leur caractère complet. Parallèlement aux réflexions d’ordre théorique, l’auteur procure aux amateurs une excellente synthèse des connaissances sur la terminologie. Ce qualificatif de synthèse n’est pas utilisé dans le sens de facilité ou pour minimiser ou pour diminuer l’ampleur de la tâche réalisée par MTC. Au contraire, la terminologie avait besoin de faire le point sur elle-même et il fallait quelqu’un de l’envergure de MTC pour rassembler, trier, évaluer et traiter toutes ces données réparties dans de multiples écrits. Son expérience incomparable, sa patience et les recherches minutieuses qu’elle a menées pendant quatre ans lui ont permis de relever superbement le défi. Il en est résulté un livre d’une exceptionnelle qualité. Un livre qui révèle pour la première fois les véritables liens entre la langue et la société, étant entendu que l’on parle ici des rapports avec les langues de spécialité. La Terminologia doit être considéré désormais comme un modèle et comme le livre de référence sur les rapports entre la pratique linguistique, la pratique cognitive et la pratique sociale, car il est indéniable que la socioterminologie y est partout présente en filigrane. La mise à la disposition de cet ouvrage pour d’autres lecteurs d’autres langues devrait être plus qu’un vœu, une priorité.[*]
[*] La version espagnole est parue : La terminología. Teoría, metodología, aplicaciones, Editorial Antártida/Empúries, 1993, 529 p. La version française est en préparation.
Référence bibliographique
BOULANGER, Jean-Claude (1994). « Comptes rendus. CABRÉ (Maria Teresa), La terminología. La Teoría, els mètodes, les aplicaciones, Barcelona, Editorial Empúries, 1992, 527 p. », Cahiers de lexicologie, no 64, p. 193-198. [compte rendu]